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vendredi 31 juillet 2015

Jean Christophe Bailly : Le dépaysement. Voyages en France. Saint Etienne : Illustration (suite 7 et dernière)

Car il faut le dire, et cela saute aux yeux, dans plusieurs groupements de parcelles, aujourd'hui, l'ordre règne : ni cabanes de guingois, ni bataillons de fleurs éteintes - rien qu'une surface de production dûment peignée autour d'un cabanon réglementaire de couleur unie et, surtout privé de tonnelle et même de fenêtre ou d'auvent : sous la pression d'une idéologie composite où rentrent pour une bonne part des réflexes petit-bourgeois d'ordre et de conformité teinté d'un souci écologique plus normatif que généreux , les jardins semblent pouvoir, si nul n'y prend garde, glisser peu à peu vers une caricature où plus rien d'ouvrier et surtout de libre,de retiré, d'errant ne subsistera.





J'ai entendu dire que les propriétaires de pavillons qui se construisent alentour des jardins et qui lotissement après lotissement, finissent par les rejoindre se seraient plaints, justement de l'aspect négligé de beaucoup d'entre eux. On comprend facilement ce qui est en jeu ici, l'énigme sociologique n'est pas bien grande, mais mine de rien ce sont deux mondes qui s'opposent. Le second, celui qui arrive avec les pavillons,[.]peut se présenter avec arrogance comme le visage du renouveau ou de la modernité(ce serait bien dans le ton d'une époque où les ouvriers qui font grève sont décrits comme "hostiles au changement"), il n'est pourtant que le fruit d'un avachissement du présent sur lui-même.
Dans la combe de la Cotonne ou du côté de Montaud, partout où les jardins se sentent libres entre les palissades bricolées et des assauts d'herbes folles, par contre, ce que l'on peut percevoir, et peut être est-ce déjà une survivance, c'est un nouage étonnant, étonnamment raffiné, entre des temporalités différentes - rêve d'un futur éteint dans un passé qui chantonne, et un présent sans doute ouvert sur lui-même mais comme une jachère.

Le rêve d'une chose ? Oui et au fond c'est bien simple : les jardins ouvriers quel que soit leur mode associatif ne relèvent pas du régime de la propriété privée - et c'est cela que d'emblée ils rendent visible, c'est cela que l'on ressent, confusément quand on les longe et qui se précise quand on s'y promène.
Et s'ils ont quelque chose d'un fragment discret d'utopie, ce n'est pas seulement pour cette raison, c'est aussi parce qu'ils ajointent souplement à cette élision de la propriété privée, la sensation - et les gestes concrets - d'une appropriation.
Chacun est chez soi dans ce qui pourtant n'est pas à lui, et cela n'a rien à voir,même s'il y a une ressemblance dans le statut avec la simple location.Car l'appropriation que l'on voit et ressent est à la fois solitaire (chacun est maître de sa parcelle) et collective - c'est le tissus de toutes les parcelles qui forme le jardin, et ce qui est induit, comme une enquête même brève peut le confirmer, c'est aussi tout un ensemble de pratiques que cette forme d'association entraîne : semences ou plants qui naviguent d'un bord à l'autre du groupement, secrets, recettes et même effets de mode qui se propagent en ricochant.

mardi 14 juillet 2015

Jean Christophe Bailly : Le dépaysement. Voyages en France. Saint Etienne : Illustration (suite 6)

[(voir suite 5)"Cela donc, oui, ce "rêve d'une chose" sur les lieux mêmes d'une toute petite hypothèse de curé, mais qui aura vu dans une éclaircie, la joie du travail non aliéné, rencontrer des contenus des matières".]

à commencer par une terre à retourner, celle des abords de Saint Étienne très noire, comme si la vérité de la mine l'avait imprimée par en dessous, et cette terre retenue par paliers successifs, dans les zones pentues par des moyens de fortune :tôles ondulées, couvercles de métal, tambour de lessiveuse formant ds lignes parallèles un peu bombées, parfois au bord de la rupture, courbes de niveau dégageant des bandes larges de moins de deux mètres s'étageant jusqu'à l'ultime palier ou souvent s'appuie la cabane.[.]
Puis selon les saisons, les talents, les patiences, procession de choux montés en bordure, suites argentées de cardons enveloppés pour l'hiver,
salades tantôt rabougries tantôt épanouies s'alignant sous un massif de fleurs fanées, tomates ayant résisté ou non à l'humidité,- les vaincues formant de tristes grappes de retombées noircies -,parcelles tirant sur la perfection d'un manuel de jardinerie ou, au contraire tirant sur la friche avec une cabane qui donne de la gîte,

tonalités de vert pâle et de brun rouillé griffées parfois d'éclats rouge orangé venant des fleurs ou, lorsque c'est la saison, de différentes sortes de courges - les meilleures des parcelles selon moi étant celles qui s'équilibrent entre une culture effective et, productrice, et un art consommé de l'improvisation bâtisseuse, la cabane en effet étant le point d'ancrage : non seulement local où ranger les outils mais aussi, grâce à l'appoint d'une petite tonnelle de préférence un peu fatiguée,

d'une table et d'un banc (assez souvent je ne sais pourquoi, un morceau de miroir cassé installé près de la porte), lieu où accueillir le soir quelque ami avec qui boire un verre, ce modèle réduit de sociabilité,
qui ricoche de parcelle en parcelle et d'un groupement à un autre étant justement ce qui confère aux jardins ouvriers cette allure de zone franche, peut être pas rebelle mais tout au moins dédouanée, affranchie qui sur les franges de la ville, entonne un chant très léger, peut être en train de disparaître.

vendredi 10 juillet 2015

Jean Christophe Bailly : Le dépaysement. Voyages en France. Saint Etienne : Illustration (suite 5)

A l'ordinaire de vies pliées par le travail, ils [les jardins ouvriers] ajoutaient une sorte de surplus, mais d'essence différente, fonctionnant comme un bief détournant l'énergie. Sans doute. mais dans le même temps, c'est à dire dans le temps de ces heures justement à jardiner - et à rêver - , quelque chose d'autre que cette simple dérivation ou ce simple apaisement est venu et s'est peu à peu  imposé : via les gestes mêmes du jardin et les régimes d'objets qui les accompagnent, ce qui s'est construit, loin de toute volonté d'édification comme de tout cadre institutionnel, c'est aussi une sorte d'utopie, d'utopie concrète aux contours incertains - non pas le système tout entier proposé d'une refonte, mais des suites fragmentées de marques légères indiquant souplement, discrètement une autre façon d'habiter la terre.


Ici rien ne doit être amplifié ou idéalisé : il ne s'agit que de petites surfaces, qui sont des surfaces de repos, des sortes de parenthèses, mais lorsque ces surfaces sont laissées à elles mêmes, c'est à dire à la conduite inspirée qui a fait d'elles, malgré tout, des tentatives ou des paliers contemplatifs, alors quelque chose se dessine, qui est à peine plus qu'un givre ou une poussière, mais qui suffit pourtant à emmener assez loin, c'est à dire entre la terre habitée poétiquement, dont un jour, dans un poème, Hölderlin vit s'ouvrir la certitude, et ce "rêve d'une chose" dont Pasolini (1) fit le titre d'un livre, rêve qui [ . ] désigne si on veut bien l'entendre, tout ce qui, du sein d'une époque, cherche à s'arracher à la pesanteur et à la répétition.
 Cela donc, oui, ce "rêve d'une chose" sur les lieux mêmes d'une toute petite hypothèse de curé, mais qui aura vu dans une éclaircie, la joie du travail non aliéné, rencontrer des contenus des matières.


(1) Pier Paolo Pasolini
Le rêve d'une chose
Première parution en 1965
Trad. de l'italien par Angélique Lévi

Collection L'Imaginaire (n° 201), Gallimard

Parution : 11-05-1988

Nini Infant, Eligio Pereisson et Milio Bortolus se lient d'amitié pendant la fête du lundi de Pâques 1948, dans un village du Frioul. Ils se sont rencontrés sous le signe de l'ivresse, ils se retrouveront plus tard sous celui des illusions perdues : Nini et Eligio reviennent de Yougoslavie, Milio de Suisse. La nostalgie de l'Italie et la faim les ont fait rentrer au pays. Ils participent aux manifestations organisées par les communistes contre les grands propriétaires terriens, remportent une victoire provisoire et vivent ainsi une alternance de moments de joie et de drame. Avec eux et la famille Faedis, avec les histoires d'amour et les deuils, c'est une double chronique que Pasolini nous livre – celle des petites gens du Frioul, celle de la jeunesse, habitée par un rêve imprécis : le rêve d'une chose.

mardi 7 juillet 2015

Jean Christophe Bailly : Le dépaysement. Voyages en France. Saint Etienne : Illustration (suite 4)

Il est clair que derrière ces divisions se sont faufilés autrefois des lignes et des enjeux politiques bien distincts, mais il semble qu'aujourd'hui plus rien de tendu ou même d'ironiquement distant ne subsiste et, s'il y a une différence, elle serait plutôt à chercher du côté de l'effectivité de l'encadrement des jardins, les jardiniers des parcelles "Volpette" semblant être plus libres de les laisser dériver vers le bricolage, sinon la friche.
Dans tous les cas, les utilisateurs des parcelles - chacune d'entre elle faisant environ 200 mètres carrés, voire parfois moins encore - sont censés en échange d'un loyer annuel très modique(une quarantaine d'euros) et de la fourniture de d'eau pour l'arrosage, les entretenir et les cultiver

et c'est ce que l'on voit à peu près partout en se promenant dans les allées, mais selon des conceptions de l'entretien qui non seulement varient mais divergent.
Fruits d'une même volonté philanthropique d'origine associative à nuance religieuse ou laïque et nommément pensés comme des moyens de détourner les prolétaires de l'alcoolisme mais aussi, même si tout n'est pas si simple, de la subversion, les jardins ouvriers ne peuvent aucunement être considérés, au sens syndical, politique, comme des acquis de la classe ouvrière : à la lutte et à l'imagerie de la lutte, ils opposaient au contraire une diversion.

jeudi 2 juillet 2015

Jean Christophe Bailly : Le dépaysement. Voyages en France. Saint Etienne : Illustration (suite 3)

                                               mais avant tout sans doute les jardins ouvriers qui, à Saint Étienne, sont plus nombreux que partout en France, et qui souvent se cachent dans les replis du relief, encore qu'il y en ait de toutes sortes et que c'est justement parce qu'ils déploient toute une gamme de possibilités dans les façons d'être et de faire que j'ai voulu revenir les voir [.]

Trois mille deux cent parcelles à peu près et réparties un peu partout aux alentours de la ville, dans des creux, des vallons, sur des pentes, chaque fois telle une petite colonie plus ou moins étendue, chaque groupement ayant sa singularité ou sa résonance, exactement à la façon d'un quartier ou d'un pâté de maisons.
Comme ailleurs, c'est à la fin du XIXè siècle que les jardins ont commencé à se répandre pour culminer après la 2nde guerre mondiale et retomber un peu ensuite ; la superficie totale occupée aujourd'hui étant tout de même encore de 89 hectares.
A la figure de l'abbé Lemire, maire d'Hazebrouck, qui donna la première impulsion, répond à Saint Étienne celle du père Volpette, un nom que les jardins eux même répercutent puisqu'ils sont toujours divisés aujourd'hui entre "jardins Volpette"

et jardins dépendant de la Fédération des associations de jardins ouvriers et familiaux de la Loire, d'inspiration laïque, quelques jardins,ceux du Puits Couriot,
dépendant encore d'une autre organisation.